đïž Emil Cioran, un nihiliste au sein de lâintelligentsia française
- Marie-Océane Decriem
- 5 juin 2021
- 4 min de lecture
Figure nationale en Roumanie, lâintellectuel Emil Cioran a connu le succĂšs en France, patrie dont il avait adoptĂ© la langue. Philosophe nihiliste* mais esthĂšte convaincu, lâamour pour sa compagne et lâenvie dâĂ©crire pour approcher le nĂ©ant lui ont permis de ne pas cĂ©der aux sirĂšnes du suicide. EmportĂ© par la maladie dâAlzheimer, sa proximitĂ© avec les mouvements fascisants du dĂ©but du XX° siĂšcle fut lâobjet de controverses aprĂšs sa mort. RedĂ©couvrons sa vision lucide dâun monde dĂ©sillusionnĂ©.
Emil Cioran (1911-1995) compte parmi ces auteurs roumains qui ont adoptĂ© la langue française au cours de leur carriĂšre, en 1949 lors de la parution de PrĂ©cis de dĂ©composition. La proximitĂ© des deux langues latines va offrir un terrain de jeu au philosophe apatride, banni par le communisme dâĂtat au sortir de la Seconde Guerre mondiale. TrĂšs jeune, une profonde mĂ©lancolie et une vision pessimiste de la vie en sociĂ©tĂ© lâamĂšnent Ă envisager le suicide comme une, sinon la seule, issue possible Ă lâabsurditĂ© de lâexistence. Son exil forcĂ© vient confirmer sa grande taciturnitĂ©.
« On nâhabite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, câest cela et rien dâautre. »
Aveux et anathĂšmes, 1987.
AprĂšs des Ă©tudes de philosophie Ă Bucarest puis Ă Berlin, il obtient un poste de professeur de philosophie dans sa Transylvanie natale. Ses Ă©lĂšves le surnomment « le fou dĂ©ment ». En Roumanie, les annĂ©es dâavant-guerre sont marquĂ©es par la montĂ©e dâun parti dâobĂ©dience fasciste, la Garde de fer, dont Emil Cioran va se faire le thĂ©oricien de la pensĂ©e dans son ouvrage La Transfiguration de la Roumanie (Schimbarea la faÈÄ a RomĂąniei). Son opinion ouvertement antisĂ©mite et xĂ©nophobe entrave la publication de ses Ćuvres ainsi que sa carriĂšre roumaine. Un temps, les thĂšses destructrices promues par le III° Reich allemand et les embryons de partis fascistes qui se rĂ©pandent Ă travers lâEurope le sĂ©duisent par lâaura de la mort, de la destruction et du martyr quâelles dĂ©gagent. Cependant, le vent tourne pour lâextrĂȘme-droite roumaine Ă©vincĂ©e du pouvoir et Cioran se retrouve contraint de dĂ©mĂ©nager Ă Paris au cours de lâautomne 1937. Il vivote grĂące Ă des bourses universitaires, sans parvenir Ă Ă©crire la thĂšse qui le couronnerait, y rencontre sa compagne, Simone BouĂ©, et Ă©pouse la langue française qui offre un renouveau Ă son Ćuvre, absolvant pour un temps ses opinions clivantes.
« Jâai connu toutes les formes de dĂ©chĂ©ance, y compris le succĂšs. »
LâĆuvre de Cioran sâoffre principalement au·à la lecteur·rice sous la forme dâaphorismes oscillants entre tragique et humour. Un aphorisme est une phrase courte au style travaillĂ© qui se concentre sur un principe, un mot ou une situation. Son ironie Ă toutes Ă©preuves camoufle pĂ©niblement sa croyance en lâapocalypse prochaine, son pessimisme innĂ© et son scepticisme envers des lendemains plus beaux.
Les innombrables titres de ses ouvrages â parmi lesquels Sur les Cimes du DĂ©sespoir (Pe culmile disperÄrii, 1932), Syllogismes de lâamertume (1952), La Tentation dâexister (1956) ou De lâinconvĂ©nient dâĂȘtre nĂ© (1973) â brossent le portrait dâun homme Ă©cartelĂ©, Ă©crivant sur la souffrance et invitant au suicide. Lâexistence est quasi dĂ©nuĂ©e de sens mais la vie comporte une variable inconnue, ce quasi, qui explique le fait que tous·tes ne se suicident pas. Cependant, elle nâa aucune utilitĂ©. Au contraire, la mort, rassurante et certaine, est la solution Ă envisager pragmatiquement puisquâelle reprĂ©sente Ă la fois le vide absolu et ramĂšne lâĂȘtre humain Ă sa consistance physique. Le suicide est la possibilitĂ© dâexercer sa libertĂ© ultime puisque lâHomme peut dĂ©jouer lâinconnu, lâheure de sa mort, en la provoquant. Cependant, il ne peut jamais revenir sur sa naissance et sa libertĂ© demeure ainsi incomplĂšte. Tel fut la plus grande dĂ©sillusion de Cioran, ne pouvoir choisir de ne pas ĂȘtre nĂ©, qui le convainquĂźt de ne jamais devenir pĂšre.
Cioran Ă©tudie lâennui en lâalliant Ă la temporalitĂ©, au temps qui passe. Une relation quâil dĂ©gage des insomnies rĂ©currentes dont il est victime dĂšs son adolescence. Elles le forcent Ă vivre reclus aux heures oĂč les autres dorment et Ă ressentir une perpĂ©tuelle fatigue du corps qui conforte son pessimisme mental. La mort sâinscrit dans cette recherche de la temporalitĂ© et du nĂ©ant, qui perfore lâennui de sa rĂ©alitĂ© crue. LâĂ©criture mĂšne au nĂ©ant de lâĂȘtre, donc lâĂ©crivain a pour but ultime la recherche du sens de lâexistence et la mort. Cioran est un homme Ă la recherche de la vĂ©ritĂ©, cherchant en lui-mĂȘme cette vĂ©ritĂ© relative Ă confronter au monde tel quâil lâentoure. Il sâimpose tout au long de sa vie une existence dĂ©nuĂ©e de luxe et de plaisirs, peinant Ă se loger et Ă se nourrir par les seuls revenus de sa plume. Dans cet ascĂ©tisme dont le goĂ»t lui fĂ»t transmis par son pĂšre, pope** orthodoxe grec, et quâil pousse Ă lâextrĂȘme, Cioran recherche tant le nĂ©ant que le sens, nâen trouvant aucun.
Cioran refuse les systĂšmes de philosophie, ne parvenant pas Ă crĂ©er sa propre pensĂ©e. Il ne croit quâen la destruction, la construction lui apparaĂźt singuliĂšre et exotique, hors de sa portĂ©e. ĂtiquetĂ© philosophe, Cioran accordait pourtant bien plus de rigueur et dâattention Ă lâesthĂ©tisme de ses textes â usant du romanesque et du poĂ©tique Ă foison, donnant Ă ses aphorismes cette allure de dicton inattaquable qui fait toute leur saveur. En supplĂ©ment des aphorismes qui constituent la majeure partie de ses Ă©crits, on dĂ©couvre Ă©galement des textes courts et des essais qui nous Ă©clairent sur la vie intellectuelle de ce XX° siĂšcle chaotique que Cioran traversa, malencontreusement accrochĂ© Ă une bĂ»che de bois sur les flots dâun torrent enragĂ©.
« La Création fut le premier acte de sabotage. »
Syllogismes de lâamertume, 1952.
đïžâđšïž Une vidĂ©o de vulgarisation (en anglais) qui rĂ©sume avec brio lâhomme et son Ćuvre :
*nihiliste : personne qui rĂ©fute les valeurs et les normes dâun groupe donnĂ© et sâoppose Ă lâidĂ©al, au but, au sens prĂ©valant au sein de ce groupe.
**pope : prĂȘtre chrĂ©tien chez les orthodoxes.
Sources
BEN YTZHAK Sylvia et BERLAMONT Christine, « Cioran ou les nuits suspendues », France Culture, 01 mai 2005.
BERTEL Alexis, « Cioran, triompher de la vie par la mort », Philitt, 20 mars 2015.
COMBIS HĂ©lĂšne, « Emil Cioran, âplaisantinâ Ă la pensĂ©e dĂ©vastatrice », France culture, 11 avril 2011.
CORMARY Pierre, « Ćuvres de Cioran : analyse », Lâintern@ute, 09 mai 2013.
MESSADIĂ GĂ©rald, « Cioran : Biographie », Lâintern@ute, 09 mai 2013.
MONTENOT Jean, « Portrait. Cioran », LâExpress, 01 avril 2011.
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