Le Bouzloudja, symbole à l’abandon d’une Europe qui s’est effondrée en 1989
- Marie-Océane Decriem
- 15 mai 2021
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 mai 2021
En Europe de l’Ouest, et notamment dans les pays tels que la France ou l’Italie où le Parti Communiste exerça une très forte influence tout au long du XXème siècle, le communisme n’évoque plus aujourd’hui que des images en pointillés d’un monde qui s’est métamorphosé sous les coups de la mondialisation et du libéralisme : les années de gloire de Maurice Thorez, l’ancien Secrétaire Général du Parti Communiste Français, la Fête de l’Huma devenue un des festivals emblématique français ou encore le défilé du 1er mai et son cortège de drapeaux. En Europe de l’Est, les stigmates de presque 50 ans de communisme d’État sous l’égide de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) demeurent perceptibles dans les us et coutumes ou les mentalités et visibles dans des legs architecturaux démesurés. C’est le cas en Bulgarie, où s’abandonnait aux visiteur·se·s curieux·ses et aux mordu·e·s d’urbex la maison du Parti Communiste Bulgare (PCB), jusqu’à peu.
👁️🗨️ Une vidéo d’Arte sur l’édifice, en compagnie d’un guide pour le moins atypique :

Construit au sommet d’une montagne de la chaîne des Balkans, à 1 400 mètres d’altitude, entre 1974 et 1981 par 6 000 travailleur·se·s, il a coûté environ 31 millions d’euros : le PCB souhaitait en faire un temple à la gloire du régime et du modèle communiste. Il y a déployé marbre, cuivre, mosaïques narrant l’histoire du PCB sur plus de 500 m² et grands espaces pour faire de ce bâtiment un lieu de splendeur inégalable. C’est l’architecte Guéorguy Stoilov, aidé par une vingtaine de peintres et sculpteur·rice·s bulgares, qui a imaginé ce palais des congrès unique et imposant au centre du pays, dans le cadre d’un appel à projets. Si le bâtiment s’apparente au style brutaliste, très en vogue dans les démocraties populaires de l’Est, les influences de Stoilov vont de Mies van der Rohe à Le Corbusier.
Il a été construit sur les lieux d’une ultime bataille entre les Bulgares et les Turcs, le 18 juillet 1868, dans le but de libérer la nation bulgare du joug ottoman qu’elle subissait depuis 1396. Le révolutionnaire Hadzhi Dimitâr y trouve la mort, se sacrifiant pour la liberté de son pays. À 10 kilomètres du mont Bouzloudja, une série de quatre batailles entre 1877 et 1878 oppose une coalition russo-bulgare aux Ottomans, toujours dans cette optique de libération. C’est également sur cette montagne que les socialistes de Dimitar Blagoev se réunissent le 02 août 1891 pour fonder le Parti Social-démocrate ouvrier bulgare, ancêtre du PCB. En 1944, les forces de la Résistance bulgare vont y piéger un groupe fasciste en exercice. L’emplacement du bâtiment comporte toute la symbolique de l’histoire du communisme bulgare, intimement lié à la révolte paysanne.

Le bâtiment ressemble étrangement à un stade de football ou à une soucoupe volante futuriste, forme ovale de 60 mètres de diamètre surplombée par une tour haute de 70 mètres au sommet de laquelle se trouvaient deux étoiles rouges de 12 mètres de diamètre. Doté de plusieurs niveaux, il dispose d’une passerelle panoramique et d’une salle principale dont le plafond culmine à 15 mètres de hauteur, capable d’accueillir 500 visiteur·se·s. Des deux côtés de la porte principale s’étendent en grandes lettres bétonnées des passages de l’Internationale, champ de ralliement du communisme.
Depuis, loin des fastes de son inauguration pour le 90ème anniversaire du PCB, les étoiles rouges ont été dérobées, le site laissé à l’abandon à la chute du régime communiste en 1989, la toiture s’est effondrée, les mosaïques se sont détériorées et bien que la porte principale du bâtiment soit fermée, un accès a été mis au jour sur un côté pour ceux·lles qui souhaitent découvrir ce trésor enfoui. On peut encore y observer le marteau et la faucille entourés du slogan « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » au centre du plafond de la coupole, ainsi que les portraits en mosaïques de Karl Marx, Friedrich Engels ou Lénine. Le portrait de Todor Jivkov, l’homme de fer du PCB qui a dirigé la vie politique du pays sur toute la seconde partie du XXème siècle, a quand lui souffert de dégradations, signe du mécontentement de la population non pas envers l’idéal communiste mais envers l’application qui en fut faite au sein d’un appareil d’État autocratique.

Le Bouzloudja est aujourd’hui la propriété du gouvernement bulgare. En 2011, celui-ci proposa de l’octroyer au Parti Socialiste de Bulgarie dont sont membres les derniers des communistes bulgares. Faute de moyens, ceux-ci ont déclinés et se contentent de tenir une convention annuelle à l’extérieur du bâtiment. Depuis, le bâtiment divise l’opinion publique entre rénovation, reconstruction ou destruction alors qu’il attire de nombreux·ses touristes mais aussi des tournages et autres événements culturels (expositions, défilés de mode, etc.). Une chose est sûre : le coût qu’engendrerait une rénovation ou une destruction pour ce pays parmi les plus pauvres de l’Union Européenne est trop élevé, aussi le site s’enlise dans un abandon forcé. Cependant, depuis peu, les accès ont été rebouchés et un garde est chargé de surveiller les intrusions afin de protéger ce qu’il reste de ce bâtiment quasi-mystique.
Le Bouzloudja a été classé parmi 7 sites culturels les plus menacés d’Europe par l’Organisation Non-Gouvernementale Europa Nostra. Celle-ci réclame la levée de fonds européens pour entretenir ce bâtiment, qui fait partie du patrimoine culturel européen, soumis à la désolation, au pillage et aux lois de la nature. Sa conservation pourrait prendre la forme d’un musée expliquant l’histoire communiste de la Bulgarie et proposant des conférences ou des concerts.
En Bulgarie comme dans les autres pays de l’ancien bloc de l’Est, la mémoire du communisme est encore trop vivace dans les esprits des plus âgé·e·s et quasi-inexistante dans celles des plus jeunes. Nostalgie, envie de se réapproprier ce passé méconnu, envie de parler et d’enquêter pour éviter de refaire les mêmes erreurs… Les raisons sont nombreuses pour mettre en lumière des endroits oubliés et pourtant si symboliques tels que le Bouzloudja. Cet édifice livré aux quatre vents, qui semble si fragile face au temps qui passe, nous rappelle que l’alternative socialiste s’est effondrée à la chute du Mur de Berlin et l’implosion de l’URSS (1989-1991). Aujourd’hui, le modèle alors défendu par le bloc de l’Ouest, reposant sur la liberté et la diffusion de la démocratie à l’ensemble du monde, semble également en panne. Les inégalités et les conflits persistants ainsi que les limites naturelles de la planète nous appellent à la raison. En tirant des enseignements du passé, peut-être est-il encore temps de dépasser les oppositions simplistes pour penser le monde de demain et son devoir de justice environnementale et sociale ?
📹 Pour ceux qui veulent découvrir plus en détails le bâtiment, suivez ces explorateurs :
📚 À lire sur le sujet : Bouzloudja, crépuscule d'une utopie, Adrien Minard, Éditions B2, février 2018, 200 p.
Sources
AFP, « A Bouzloudja, un ovni architectural communiste fascine le 21e siècle », Challenges, 16 octobre 2018.
AFP, « Les monuments géants du communisme, casse-tête pour les autorités bulgares », 20 minutes, 19 mars 2012.
ARTE, « L’OVNI des Balkans. Bouzloudja – Bulgarie », Urbex rouge : explorations interdites dans les ruines du communisme, 02 octobre 2019.
KANTCHEV Georgi, « J’ai visité l’ancienne Mecque du communisme en Bulgarie », Vice, 23 septembre 2014.
LORRAIN François-Guillaume, « Bulgarie : voyage au pays de la soucoupe volante », Le Point, 22 février 2018.
TATAKI, « URBEX : la maison du parti communiste bulgare – HISTORIA », Vidéo Youtube, 30 novembre 2017.
The Buzludzha Monument website
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